Attachements
(extrait)
Chapitre 1
Nationale 134
A chaque traversée de la grande forêt, il perd chaque fois davantage le sens des choses et il s’enfonce plus profondément dans une autre histoire.
La similitude du paysage, les longues trajectoires, droites, la même lumière qui flirte avec les toupets verts des pins - il pénètre dans un espace.
Un océan paisible, sous le soleil, sous la pluie, plus angoissant la nuit quand plus rien n’est visible, que les troncs successifs et les yeux des chevreuils sur l’accotement des routes.
Il y a des dunes sous les arbres, des vagues de dunes sous l’immense forêt.
Il y a des collines, des vallons et les courants qui passent, incognito.
La nature humaine, c’est celle de la terre, en raccourci.
Mais quand même…
Il cingle à travers la lande, Nationale 134.
Passé Pissos, sans rire, une envie d’uriner le prend au dépourvu.
Aux abords des 50 ans, la nature humaine c’est aussi, quelquefois, beaucoup d’irruptions de la sorte à gérer dès que possible.
Chemin pressant, il stoppe son véhicule aux abords d’une traverse sablonneuse.
Myriades de stries qui serpentent à travers la dense forêt de pins.
Choisir son arbre n’est pas ici une mince affaire, si l’on est comme lui pointilleux et incapable de prendre une décision, ou plutôt les prendre toutes… ou presque.
Pause pipi
A quoi pense-t-on pendant ce laps de temps, quelques secondes, où tout est suspendu ?
Une minute, deux tout au plus, c’est le temps compté d’une pause pipi, celle d’Alex par exemple, à quelques mètres à peine du diesel stoppé sur le chemin où, de la portière ouverte du camion, la radio baragouine des mots indistincts.
…
…
C’est un trait marquant chez lui cette faculté qu’il a à fuir l’instant présent.
Il disparaît d’un rien, du monde d’ici, de maintenant, d’une vague idée qui l’arrache à la terre ferme.
Même là, campé qu’il est sur ses deux pieds, jambes écartées, rivé au sol comme un soldat de plomb, même comme cela en posture de Maken Piss au piètre jet, il s’échappe pour retrouver le cours chaotique de ses pensées.
Derrière le pin qu’il arrose, c’est une forêt.
Il s’y enfonce mentalement, suivant hardiment un des accès, vers l’ouest.
Il s’y enfonce profondément car cette terre de sable roule et s’éboule sous ses pas.
Et sous ses pas s’ouvre un monde… intime.
A croire que l’océan s’y cache.
Pourtant il n’a plus lieu d’être, voici longtemps déjà.
Disons aussi 40 km à vol de palombes, si tant est que les ramiers d’ici volent en ligne droite et… vers la mer.
Mais d’ailleurs, l’horizon non plus n’est pas là, le panorama n’est pas un lieu commun par ici, il est rare, très très rare.
Alex s’abandonne aux douces errances d’une brise et emprunte cette sorte de piste où les longues ornières, encore gavées de boue, abritent, c’est sûr, des têtards à béret.
Cheminant, il aperçoit de vieux papiers douteux, mal cachés sous le moisi des aiguilles.
Il se pose des questions. Est-il, par exemple, raisonnable de penser que ce sentier fut un jour tracé pour satisfaire l’arrêt pipi-caca des automobilistes en transit ?
Il devine et entend presque, quelque part, les lourds tracteurs ouvrant, au fur et à mesure, cette saignée à travers la forêt.
Il en profite d’ailleurs pour plaindre un peu les têtards à béret qui, à la saison des coupes, doivent fortement souffrir sous les gros pneus à ergots des engins forestiers.
Et il avance sur leurs traces, il marche en canard entre le gaufrage des roues.
…